FRAGMENTS / SOURCES

Author: Pierre Mariétan

Pierre Mariétan is a composer who has spent his entire career working with sound and the environment. He brings a special regard to the practice of music, and has made a habit of surprising students at the Ecole d'architecture de La Villette in Paris, where he intervenes as a kind of "agent provocateur" in promoting a sensibility to sound among visually oriented architecture students. He is a member of the European steering committee of the WFAE/FMES. In this article, extracted from a forthcoming book, he describes how he came to work in the interstices between music, architecture, and the environment, and what his ideas are about the role of sound, and the role of the musician, in our daily lives. In the spirit of WFAE/FMES as an international organisation, it is presented here in the original French.


MEMOIRE ET METHODE

Dire, pour autant que je m'en souvienne, comment et quand la dimension environnementale a pris naissance dans mon travail de musicien c'est d'abord situer les formes sensibles des lieux de vie autant que se remémorer les événements significatifs du temps en question.

Toutefois il s'agit de dépasser la relation d'une "histoire" que la mémoire transforme, quelque part nécessairement défaillante, en faisant part de faits qui sur le moment ou plus tard entraöneront à faire autrement.

Le temps de la mémoire ne peut être naturellement séquenciel. Un nouveau scénario est à produire qui convient mieux au présent, mélangeant les parties sans rechercher obligatoirement un ordonnancement chronologique.

C'est la traitement des fragments "traditionnels" qui engendre la création. L'ancrage dans le passé ne peut être un point figé, immovible, même si la recherche dans le passé a comme objectif la fidélité par rapport aux faits. Car le souvenir ne saurait être confondu avec son objet. Se souvenir ne peut non plus se résumer à se rappeler des faits. Il s'agit d'extraire de la mémoire les règles qui ont créé l'événement, d'analyser les modes de captation et finalement de procéder aux rapprochements qui permettraient de saisir le fondement (et la continuité s'il y a lieu) de la démarche.

La rencontre entre désir spontané et sentiment rétrospectif de ce qui s'est passé participe de la création. La recherche de ce qui fût à l'origine et qui est resté en soi, ne suffit à générer le processus de création. Mais quand elle révèle des constantes au cours d'expériences successives, elle vient confirmer une direction, comme les balises le long d'une route, sans être le chemin lui-même, en indique la voie sans équivoque.

DES LIEUX ET DES EVENEMENTS

L'enfance se développe dans l'enchaönement d'efforts constants d'adaptation au milieu sensible. L'échelle des choses qui entourent l'enfant accompagne sa propre évolution, physique, affective et mentale. Le petit homme doit sans cesse tester l'espace et prendre sa mesure partant de critères changeant au fur et à mesure de sa croissance. Un an après, les dimensions visuelles d'objets, de paysages, de parcours ne sont plus les mêmes. Par contre, de l'enfance à la maturité, le son pour l'oreille semble garder les mêmes rapports, le définissant pour lui-même et dans son rapport à l'espace. Jeté comme un cri dans un lieu clos il donne une représentation volumétrique proprement auditive. Pour l'enfant et pour l'adulte voir le lointain et le proche repose sur une appréciation et une échelle différentes, alors qu'à cette saisie de l'espace se superpose une appréhension auditive identique. Le son dans son espace de propagation est irréductible à l'oreille, changer d'échelle le dénatuerait.

C'est sans surprise que bien des années plus tard je retrouve l'espace sonore masqué de la plaine du Rhône les jours de Foehn. Un bruit diffus, "étouffant," englogant toutes les sources sonores du lieu. Les repères habituels émergent avec peine. C'est comme si le paysage apparaîssait ces jours-lê opaque. Par vagues, c'est le bruit de passage des trains de l'autre côté du fleuve, démesurément aggrandi, ou alors gommé par les puissants mouvements du vent, qui frappe l'oreille.

Quand l'hiver, la neige est tombée pendant la nuit, au réveil on le savait avant d'entr'ouvrir les volets. Une sorte d'immense sourdine recouvrait l'atmosphère et l'espace tel qu'on le percevait à l'oreille s'en trouvait profondément modifié. Cette transformation acoustique n'a rien de comparable ê celle qu'impose le Foehn. C'est plutôt un filtre. Les petits bruits proches sont encore mieux perìus que d'habitude. A la place du bruit global et diffus que produit le Foehn, c'est une espace de silence qui s'étend avec la neige sur le bourg et dans la plaine.

Dans les temps d'orage c'est du Val d'Illiez, vallée perpendiculaire à celle du Rhône, que débouchait la tempête. Le tonnerre se faisait entendre comme venant de la montagne, sur l'arrière. La pluie arrivait subitement dévalant les pentes faisant ce son de myriades de frappements de plus en plus forts et massifs. Quand exceptionnellement le mauvais temps venait du Lac, c'est à dire d'en bas dans la plaine, on le voyait progresser avec ses grands rideaux de pluie tombant du ciel, plutôt qu'on ne l'entendait venir.

Dans les jours de soleil, quand il n'y avait pas trop de voitures ou d'autres machines remplissant l'espace, comme c'est le cas constamment aujourd'hui, il y avait une limpidité dans l'écoute de l'environnement. Des empreintes sonores rythmaient nos journées: les cloches de l'église paroissiale sonnant les heures et les offices, la sirène de l'usine marquant début et fin des temps de travail, le grincement de roues des tramways à heures fixes... Le roulement des voitures à cheval, le trot des chevaux, la voix des gens descendant la route de la vallée ne laissaient aucun doute sur le jour du marché, sans qu'on ait besoin, tôt le matin avant le lever, de les voir passer devant la maison. A l'heure du déjeuner leur retour vers les hauts de la vallée se signalait par le pas plus lent des chevaux dans l'effort de la remontée. Nous vivions de toutes sortes de bruits qui ne manquaient pas de nous dire ce qui se passait aussi loin que l'oreille entendait. Toute la vie était faite avec l'oreille; les changements de saison, de temps, d'activité humaine, de comportement des animaux, participaient à la perception de l'espace tout en en modifiant les formes sonores au fur et à mesure que les jours s'écoulaient, et aussi bien que ce que nous pouvion en voir. Cet état des choses ne pouvait qu'entretenir et développer nos facultés d'écoute.

Petit à petit ces espaces se sont modifiés, perdant de leur qualité acoustique. D'autres bruits sont apparus, permanents, subversifs. Seule la nature est encore capable d'imposer son pur spectacle sonore. L'oreille est alors conquise, sous le charme de ces puissantes et éphémères transformations de l'espace sonore. En dehors de ces événements incontrôlables, inaltérables, l'uniformité acoustique s'installe laissant peu d'emprise à l'écoute. D'autres événements surgissent. Avec la guerre et après elle. Là où le signe sonore s'inscrivait dans le silence, le bruit s'est installé. La nature de l'écoute elle-même s'en est trouvée profonément modifiée.

"Hier, quand le cri de la marmotte perìait le silence de la montagne, ce sifflement résonnait, seul et longtemps à occuper l'espace.

Aujourd'hui, dans ces mêmes lieux, il est juste entendu au milieu d'une continuité de bruits émoussant l'attention auditive."

C'est la guerre qui amena progressivement ce bruit qui ne cessa depuis. Le grondement des forteresses volantes américaines, passant au dessus du pays nuit après nuit, comme un bruit d'orage qui s'avancerait à vitesse artificielle, la ressentait bien au delê des limites du temps que durait le survol. Les alertes aériennes jetées dans l'espace par les sirènes marquaient un temps de bruit devenu continu.

Le silence ne s'imposait que dans la descente aux abris - où les voix retrouvaient leur espace d'intimité -. Mais l'oreille toujours éveillée, dans l'attente d'autres vagues de ce bourdonnement à la fois céleste et infernal, ne comptait les silences de l'extérieur que comme des instants suspendus dans un temps qui ne serait fait que d'un bruit sans fin.

Un incommensurable événement est venu troubler à jamais la quiétude momentanément retrouvée à la fin de la guerre en Europe; la bombe atomique larguée sur Hiroshima et Nagasaki. L'expérimentation nucléaire qui se poursuivait sur l'atoll de Bikini hantait nos esprits en révélant la précarité de la vie jusqu'ê nous laisser imaginer la désintégration de la planète elle-même.

Un soir de 1946 alors que j'étais seul, appliqué à faire mes devoirs scolaires, un bruit sourd et profond comme jamais je n'en avais entendu provoqua en moi la plus grande frayeur. Un souffle puissant l'accompagnait déplaìant l'espace autour de moi. J'avais l'impression de me perdre définitivement dans ce bruit de "fin du monde." En un éclair de temps la pensée me vint que la Terre et nous tous disparraissions dans un bing-bang atomique. Le bois du chalet craquant de toutes parts je sentis la matière résister à cet assaut et l'espoir renaître. M'échappant de la pièce je vis à l'extérieur le ciel rempli d'étoiles se troubler. Plus tard, la famille réunie, nous apprimes qu'il s'agissait d'un fort tremblement de terre, inattendu dans notre région. Les répliques se prolongèrent la nuit durant.

Depuis lors et pendant de nombreuses années chaque secousse tellurique qui se produisait, aussi faible soit-elle et quelque soit l'endroit où je me trouvais, m'inspirait le même sentiment de fin annoncée par ce bruit inoubliable, associé à l'image d'une déflagration atomique ultime.

Quelque temps plus tard un autre événement exceptionnel se produisit. Un bruit "d'enfer" me reveilla au milieu de la nuit. Des éclairs continus illuminaient la chambre. La fenêtre et les volets ouverts, je me levais pour les fermer, juste étonné que la pluie ne fusse pas du spectacle. Sans inquiétude je me rendormais au milieu de ce vacarme extraordinaire. Le lendemain j'apprenais que l'énorme dépôt de munitions installé dans la montagne en face avait sauté. Les traces de cette catastrophe subsistent aujourd'hui encore dessinant de grandes traînées dans la paroi rocheuse. Le bruit tellurique provoqué par tant d'énergie instantanément dissipée ne pouvait me surprendre après le bruit "atomique" auquel j'avais été soumis auparavant. L'ambiguité artifice - nature s'était définitivement installée en moi, une autre faìon d'être dans le bruit s'était imposée.

LE TRANSFERT RADIO

A mon oreille la première "image sonore" fût certainement créée par l'écoute de la radio. Ce devait être vers la fin de la guerre, réunis autour d'un poste nous attendions avec anxiété le moment des informations pour connaître au jour le jour l'évolution du conflit mondial. La voix que nous écoutions relater les événements sonnait "vrai." Pourtant venue d'un studio elle "reportait" les faits comme si "elle y était." La représentation orale de l'action sur le terrain se confondait au vécu grëce à l'effet de transfert que créait la radio. La distance perdait de sa consistance. Nous étions d'un côté dans un espace, et, d'une source unique venaient l'information et l'action mélangées dans le haut-parleur du poste. Le médium s'effaìait devant l'image qu'il donnait de ce qui se passait loin de son propre point d'émission. J'imaginais sans effort les lieux et les événements dont je garde aujourd'hui encore le souvenir.

Plus tard, d'autres "images" radiophoniques s'incrusteront dans ma mémoire. J'entends maintenant encore l'immensité de la Patagonie, où jamais je ne suis allé. C'était au cours d'un feuilleton radio destiné au enfants, où semaine après semaine j'éprouvais du plaisir à être transporté instantanément dans un monde lointain et différent. Par le bruit du vent et probablement d'autres habiles bruitages, j'imaginais bien réel cet espace sans mesure.

Avec la création radiophonique, des espaces sonores spécifiques prennent formes où fiction et réalité s'entremêlent. Le son porté hors temps , hors espace crée une situation interprétative. La radio, les moyens électro-acoustiques, au delê de l'anedoctique, sont des instruments sonores musicaux. Ils permettent de composer l'oeuvre à la frange d'un réel saisi, transféré, enfin transformé en une entité nouvelle.

L'ESPACE ET LA MUSIQUE

A la fin des années 50, étudiant à Venise, je dirigeai la "Sesta sinfonia" de J-F Malipiero et participai à la réalisation de l'Orfeo de Monteverdi dans la cour du Palais où logeait le Conservatoire B. Marcello. Un jour, près de lê, j'assistai pour la première fois à un concert de John Cage. Je ne me rapelle pas l'oeuvre jouée avec Tudor, mais je me souviens être ressorti de la salle avec la pensée que la musique ne se cantonnerait plus à l'espace qui lui était jusque lê réservé. Ce n'était qu'une sorte d'impression forte que je ressentais à l'écoute du travail de Cage mettant en oeuvre des bruits résiduels. Il n'y avait qu'un pas à faire pour imaginer que si ces bruits devenaient musique, les espaces sonores du quotidien participeraient également ê la même démarche. Ce qui fût clair ce jour, à Venise, ce fût qu'ê mon entendement le "concert" Cage se poursuivait à l'extérieur bien après sa fin dans la salle et que cela n'avait rien à voir avec le concert auquel je participai dans la cour du Palazzo Pizzi, au Conservatoire.

La visite du Pavillon Philips à L'Exposition Universelle de Bruxelles en 1958 ne m'a pas interpellé avec autant de pertinence. Peut-être est-ce le fait qu'espace et musique aient été conìus comme un tout en soi, un événement de type monumental et que la démarche s'appuyait, malgré la nouveauté du matériel sonore sur un rapport au public somme toute conventionnel.

C'est après un long temps de réflexion, pendant lequel je poursuivai mon travail de musicien "traditionnel" et à la suite de confrontations auxquelles je fus soumis durant des séjours d'étude à la Musikhochschule de Cologne chez Bernd-Aloòs Zimmermann et à la Musikakademie de Bële avec Pierre Boulez et Karl-Heinz Stockhausen que j'entrepris une véritable mise en oeuvre musicale spatiale et temporelle hors concert.

En 1964/65 je donnais une série de conférences aux étudiants de l'Ecole des Beaux-Arts de Paris. J'analyais devant eux "Wozzeck" de Alban Berg, travail que j'avais entrepris auparavant sous la direction de Pierre Boulez. J'abordais aussi la problématique de la composition à travers le concept de sérialité tel qu'il s'est concrétisé dans le "Konzert" Op 24 et la "Symphonie" op 21 de Anton Webern. Je recherchais les liens entre les données musicales et les principes coordinateurs de l'architecture et de l'art contemporain. Au cours de cette démarche je rencontrais l'ingénieur Le Ricollais. Son travail sur la structure s'apparentait à la notion de sérialité, dans un domaine fort différent de celui de la musique. Cette rencontre m'incita à poursuivre ma réflexion musicale en cherchant à lui donner une dimension réellement globale, c'est à dire dépassant l'espace réservé à l'oeuvre dans le concert. Dans la même période, toujours dans le cadre de l'Ecole des Beaux-Arts, je rencontrais Bernard Lassus plasticien et paysagiste, avec qui je redécouvris le domaine du "sensible." Lorsque j'étudiais au Conservatoire de Genève, quelques années auparavant, accordant toute mon attention à la construction formelle de l'oeuvre jusqu'à en oublier la dimension auditive, le pédagogue Edgar Willems m'avait ramener à la conscience de l'écoute équilibrée entre sensorialité, affectivité et réflexion. Après une nouvelle période de formalisation, de spéculation et de pratique sérielles, cet équilibre entre les composantes réfléchies et sensibles, qu'elles soient visuelles ou sonores, trouvait appui ê travers le regard porté par Lassus sur l'habitant paysagiste, sur le concept d'ambiance et sur les conséquents théoriques que lui-même tirait de ces observations.

Le diplôme d'architecte qu'un étudiant (Jacques Oehlund) préparait aux Beaux-Arts, fût l'occasion d'une première collaboration inter-disciplinaire dans un projet tentant d'introduire la dimension sonore dans l'habitat autrement qu' en tant que nuisance à combattre. Les espaces et les fonctions de cet habitat étaient déterminés par les qualités acoustiques et musicales attribuées à des situations tant musique s'inscrivait dans le concept de permanence temporelle -qu'élément de "plastique sonore" de l'espace - c'est à dire que les auditives définies par le programme. Ici la musique avait sa place en ailleurs l'espace était "le lieu de la musique" lê-même où l'on va s'installer pour l'écouter, momentanément. C'est la composition multiformelle des "Caractères" une musique imaginée et créée en 1963 qui s'incorporait précisément dans ce projet architectural.

Durant l'université d'Architecture à Aix en Provence, l'été 1965, nous créëmes un événement qui prenait tout l'espace de l'hôtel particulier où se donnaient les cours en tant qu'élément déterminant du programme musical. Mais plus révélatrice fût la réflexion menée ces mêmes jours sur le rapport et le cheminement entre dedans et dehors, échappant ainsi radicalement à la situation du concert pour enfin traiter des composantes sonores de l'espace au quotidien. Le projet d'une maison à construire en dehors de la ville m'incita à répertorier ce qui caractérisait à l'oreille l'exemple retenu. Je me rappelais, à travers les souvenirs d'enfance, quelques sons significatifs comme ceux que font les pas du visiteur s'approchant de la maison sur un sol de gravier. Nul besoin de sonnette ou d'interphone pour s'annoncer. Le bas niveau du bruit ambiant ne pouvait masquer les signes sonores, mêmes les plus faibles. Je proposais de créer dans le projet un environnement acoustique favorable à préserver cette situation. Je demandais d'assurer le parcours entre la bruit de la ville et le silence du lieu. Je cherchais à créer l'équilibre sonore d'un espace défini, comprenant le bëti et aussi son environnement, dans l'espace de la sphère acoustique limitée par la perception des sons qui quotidiennement s'y produisent. En réalité, sans encore pouvoir l'exprimer avec toute la clarté nécessaire, je cherchais à composer avec les éléments sonores actifs et passifs d'un espace

La leçon de John Cage menait à prendre en compte tous les sons tels qu'ils sont dans la perspective d'une écoute musicale. Sa proposition trouve une dimension esthétique dans l'espace/temps du concert et le respect d'une sorte de rapport "entendu" entre celui qui donne à écouter et celui qui se met en disposition d'écouter. Mais hors de lê, dans l'espace au quotidien, ici où les gens vivent, le travail musical ne peut être de même nature. L'écoute ne saurait s'imaginer sans un certain silence. Cela veut dire que le processus compositionnel se doit de gérer la relation espace/temps et son en l'absence de toute autre règle d'organisation de ces données. "Le chaos qui apparaît sur la grande affiche du peintre Joan Mitchell placardée dans les rues de Paris cet été n'a rien à voir avec le désordre de couleurs et de formes dégradées que l'on peut parfois observer en arrière plan dans ces mêmes endroits. Il en est ainsi du son résiduel de la ville. Il ne peut être pris pour ce qu'il n'est pas. Hymne à la voix."

"Les voix continuèrent à se multiplier. Quand elles se turent un monde cessa d'exister. Ce sont elles qui font vivre l'espace où que nous soyons. Elles créent la rumeur. Parfois la voix de l'un d'entre nous émerge, nous situant tous au milieu de l'espace."

"Aux jours de fête, les vêpres jamais ne finissaient. La litanie reprenait inlassablement, après chacune des chutes, insaisissables, d'une monodie identique à elle-même. Alors qu'en d'autres circonstances festives mais profanes nous scandions les phrases d'un choeur parlé, dont aucun mot n'a survécu au temps. Seul subsite le souvenir du plaisir de l'intonation et du rythme ... "

"A l'anniversaire de l'aòeulle, dans la nuit qui venait, le choeur d'hommes lui rendant hommage avait pris place devant la maison. Il chantait d'une voix profonde, virile et unanime. L'espace disparaissait."

"Tout un monde de voix aujourd'hui absentes, souvent disparues, qui à travers leur intonation, leur rythme, leur façon de parler, ont créer le dialogue: voix multiples, voix uniques, qui ressurgissent l'espace d'un instant, pour mémoire d'un temps passé sinon révolu. Témoin écrit, la lettre retrouvée et voilê le corps vocal se reconstituant dans notre fort intérieur. Ecouter ce que nous fûmes; nos paroles, nos émotions exprimées à haute voix, entre tous, les uns avec les autres. Le silence n'existait pas. Maintenant s'opère la soustraction, à l'heure même où Altaïr, comme d'habitude, scintille muette dans le ciel palissant."

Cette voix, dans la rumeur, comment la reconnaître aujourd'hui, comment la décrire dans son comportement sonore d'alors? Edwige, Alfred, Chantal, Alix, Betty, Joseph, avec tant d'autres voix distantes, absentes, comment les entendre à nouveau, incorporées à l'image que les yeux ont retenu d'eux? Par le rythme de leur parler, l'éclat des mots qui leur appartenaient à eux seuls, leurs rires, les appels qu'ils lançaient et qui les faisaient se reconnaître parmi tous, avant même les avoir vus? Le plaisir de les écouter parler au delê de ce qui disaient les mots? Le ton qu'ils mettaient à rassurer, à inquiéter? Leurs bravos retentissant dans le bruit des salles? Le murmure d'un moment partagé? L'incident associé à leur présence sonore? L'aigu, le grave, le rythme, la modulation de leur voix? La fin des phrases qui remontent, qui descendent, qui donnent l'impression de ne jamais vouloir finir? La façon de suspendre le discours, d'accentuer, de mélanger les sonorité ou de n'en avoir qu'une quelque soit le sentiment exprimé?

Saurai-je retenir la voix , l'extraire du bruit ambiant? A nouveau l'entendre, dans le silence de la réfexion, du recueillement, de la méditation?

L'enfance et la jeunesse se nourrirent de parlers si divers et qui pourtant faisaient la famille, à l'image du pays lui-même. Ceux venus de l'Est, d'Alsace et de Suisse Allemande, avec des langues rugueuses qu'on ne comprenait pas, qu'on sentait agressives, dominantes. Ceux du Sud, du Tessin, qu'une affinité naturelle nous rapprochait. Un parler doux, chantant plutôt que rythmé comme l'étaient ceux venus du Nord. Plus tard, les séjours dans ces contrées si différentes de sonorité, et au-delê, dans les pays qui les prolongeaient, amplifièrent ici la rugosité de la voix, lê la vélocité de la langue. Dans des pays encore plus lointains et différents l'oreille s'ouvrit, ê l'aval et à l'amont du sens des mots, pour puiser le son dans la bouche même de l'interlocuteur. Un travail de musique commença, abolissant la distance par la captation des voix, le temps par leur fixation. A la question posée aux acteurs de "Paysmusique" "qu'entendez-vous?" je voudrai répondre, accordant ê la musique le sens dont elle est chargé en étant elle-même, que l'espace ne cesse de vibrer à mes oreilles.